Comment les cétacés s’échouent, victimes des sonars
Depuis l’arrivée dans la sphère médiatique du phénomène des ‘échouements de Ziphius causés par les sonars’, grâce à l’article précurseur d’Alexandros Frantzis (Does acoustic testing strand whales. Nature 392, 5 mars 1998) à propos de l’échouement multiple de mai 1996 en Grèce, une littérature abondante a été consacrée au sujet en même temps que des dizaines de millions de dollars ont été dépensées dans des investigations scientifiques visant à expliquer le phénomène pour tenter de mieux l’éviter. A.GANNIER
Vingt ans après, les ziphiidés s’échouent toujours à cause des sonars, et d’autres cétacés aussi. Dans le monde, des centaines de bateaux, surtout militaires, sont équipés de sonars puissants et les utilisent quotidiennement, y compris dans des régions riches en cétacés. En France, des échouements atypiques suspects ont eu lieu en Méditerranée et dans le golfe de Gascogne.
Cette affaire, c’est un peu l’histoire du fou qui a perdu la clef de sa voiture et qui la cherche sous un réverbère. Nous allons éclairer un peu l’ensemble de la scène, en donnant les différents scénarios qui conduisent les cétacés, notamment les ziphius, à être victimes des émissions sonores puissantes, en particulier les sonars militaires.
En premier lieu, il convient de rappeler que tous les cétacés victimes des sonars ne s’échouent pas sur le littoral: une proportion des cétacés est victime d’un accident au grand large, et leurs cadavres seront charognés par les poissons et les oiseaux ou pourriront et finiront par rejoindre le fond. Une autre proportion est victime des émissions sonores non loin du littoral mais est emportée vers le large par les courants ou les vents. Les accidents de sonar fournissent plusieurs exemples de cadavres de ziphius qui n’ont jamais rejoint la côte.A.GANNIER
Quels sont les scénarios possibles en théorie ?
Malgré tout, les échouements atypiques de cétacés en corrélation avec des émissions de sonar fournissent un bon échantillon de ce qui peut arriver à des cétacés lorsqu’ils sont exposés à des sons intenses. Dans un certain nombre de cas, la nature (fréquence, puissance, cycle d’émission) des sources sonores a pu être raisonnablement documentée ET des cétacés ont été observés en train de s’échouer vivants ou morts ET des examens post-mortem significatifs ont été effectués par des personnes compétentes (vétérinaires le plus souvent).A.GANNIER
Le cétacé peut s’échouer mort ou vivant.
Dans le premier cas, il peut avoir subi une lésion traumatique aiguë suite à l’exposition sonore conduisant par exemple à une hémorragie (cas 1a sur le schéma ci-dessus), ou être victime d’une embolie létale suite à une gazéification de l’azote présent en sursaturation dans ses tissus (un ‘accident de plongée’, pour simplifier). Une embolie létale peut aussi survenir suite à une réaction comportementale (cas 1b). A.GANNIER
Le cétacé peut aussi s’échouer mort du fait des conséquences invalidantes définitives de l’exposition sonore, surdité partielle ou totale, lésion sub-létale diminuant ses facultés biologiques, de chasse notamment (cas 2a sur le schéma ci-dessus). Ce type d’échouement peut survenir plusieurs semaines ou mois après l’accident, l’individu pouvant être amaigri et avoir l’estomac vide. Dans cette situation, un animal qui s’échouerait en étant encore vivant mourra à court ou moyen terme même en cas de remise à l’eau.
Dans le cas d’un échouement vivant, les cétacés peuvent avoir subi une lésion momentanée qui diminue leurs facultés et les amène à l’échouement sur une côte proche (cas 2b). Une remise à l’eau dans de bonnes conditions pourra cette fois sauver les cétacés.A.GANNIER
Troisième grande catégorie d’échouement, les cétacés n’ont pas subi de lésion du fait du son intense, mais ils s’échouent en tentant de fuir le niveau sonore trop fort, la côte étant assez proche (cas 3 sur le schéma ci-dessus). Les cétacés peuvent s’échouer ‘en bonne santé’ du fait de leur peur (cas 3a) ou en accompagnant certains de leurs congénères qui ont été touchés plus gravement par l’exposition sonore (cas 3b). A.GANNIER
Quels sont les accidents que peuvent expliquer au moins un des scénarios exposés ci-dessus ?
On est obligé de ne considérer que les cas où l’activité navale a été plus ou moins documentée et de négliger les très nombreux autres accidents. On remarquera que c’est principalement l’US Navy qui a apporté des informations lorsque ses sonars étaient en cause: cette marine, qui utilise les sonars les plus puissants, assume donc ses responsabilités environnementales. Les cas illustrés ont également bénéficié de l’observation des échouements par des naturalistes et/ou de l’examen post-mortem par des spécialistes.A.GANNIER
Notre examen portera bien sûr sur les échouements de Grèce en 1996 (1er cas), sur ceux des Bahamas en 2000 (2e cas), sur ceux des Canaries en 2002 (3e cas), sur les échouements de marsouins de Puget Sound en 2003 (4e cas), sur ceux de Caroline du Nord en 2005 (5e cas), sur ceux de mer d’Alboran en 2006 (6e cas), de Cornouailles en 2008 (7e cas), sur ceux de Sicile en 2011 (8e cas), de mer Ionienne en 2011 (9e cas), et sur ceux de Crête en 2014 (10e cas). Aucun cas relatif aux façades françaises, malheureusement, en raison des informations insuffisantes ou absentes sur l’activité navale au moment des échouements suspects.
Quelques remarques émanent de ce tableau: (1) les accidents de sonar ne concernent pas QUE les ziphiidés, (2) dans presque tous les cas on observe des presqu’échouements de cétacés vivants, parfois reconduits en mer, (3) dans le cas d’échouements groupés, les individus présentent des symptômes divers, allant des lésions hémorragiques jusqu’à des troubles comportementaux, ou à un simple comportement grégaire. A.GANNIER
Même sur des animaux nécropsiés frais, certaines analyses doivent être réalisées très rapidement par des personnes compétentes et spécifiquement formées. La mise en évidence de lésions aux cellules ciliées de l’oreille interne demande ainsi d’effectuer un prélèvement spécifique moins de 24 heures après la mort du cétacé. Le prélèvement de gaz potentiellement issu d’une embolie est également très délicat. A.GANNIER
Par rapport à nos scénarios types d’échouements accidentels, le cas 1b est très difficile à diagnostiquer car un animal mort en mer met souvent plusieurs jours pour s’échouer, rendant les symptômes peu visibles. Pour des raisons différentes, le cas 2a également, puisque des ziphiidés mourant lentement des suites d’une exposition sonore vont arriver sur le littoral espacés dans le temps et dans l’espace, rendant peu évidente la nature ‘atypique’ des échouements. A.GANNIER
En conclusion
L’absence de nécropsie rapide poussée et spécifique contribue à rendre difficile la compréhension des échouements accidentels liés aux sons intenses.
Mais c’est surtout la très grande difficulté d’obtenir des informations sur le lieu et la date des émissions des sonars militaires qui explique la récurrence des échouements accidentels mal expliqués du type de celui que nous avons observé en janvier dernier.
Car en l’absence d’explication fine des échouements liés aux émissions de sonar, des mesures de mitigation efficaces ne peuvent être mise en oeuvre lors des activités militaires. Et donc ces événements lamentables sont appelés à continuer …
Alexandre et cetaces.org
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