Quand l’Etat choisit de détruire une espèce protégée
Protéger suppose d’identifier les menaces et d’empêcher les responsables des mortalités de continuer leurs activités sans modifier leur pratique.
Il n’est pas inutile de rappeler une fois encore le texte de l’arrêté du 27 juillet 1995 sur la protection des mammifères marins, spécifiquement son article 1er : ‘Sont interdits sur tout le territoire national, y compris la zone économique […], et en tout temps, la destruction, la mutilation, la capture ou l’enlèvement intentionnels, la naturalisation des mammifères marins d’espèces suivantes ou, qu’ils soient vivants ou morts, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur mise en vente, leur vente ou leur achat’. Le plus important, réglementairement parlant, est cet alinéa ajouté à l’arrêté de 2011, qui abrogeait celui de 1995 : ‘L’interdiction de capture intentionnelle ne s’applique pas à la capture accidentelle dans les engins de pêche au sens du règlement (CE) n° 812/2004 susvisé’.
Dés lors que les captures accidentelles par pêche furent sorties du champ de l’arrêté de protection, on était certain que les dauphins et marsouins ne seraient plus véritablement protégés, et que leur mortalité par pêche serait considérée comme un phénomène ‘normal’ justifiable d’une politique de seuils, comme n’importe quel gibier soumis à quota. Exit l’ambition officielle de protection donc, et bienvenue à une mortalité acceptée jusqu’à un certain seuil. Demeure le problème du seuil, c’est-à-dire du pourcentage accepté de victimes : nous avons vu plus tôt dans notre série d’articles que pour ce qui est du dénominateur de ce pourcentage, c’est-à-dire la population de Dauphins communs pour laquelle on définira la mortalité « acceptable » de cétacés dans les engins de pêche du golfe de Gascogne, le problème reste entier.
Intéressons-nous au numérateur de ce pourcentage, le nombre de victimes des pêcheries (en supposant que les responsables parviennent un jour à le connaître). Longtemps, le gouvernement français avait fait sien un seuil de 1,7% par an hérité de plusieurs textes internationaux … mais qui était basé sur des simulations réalisées pour le Marsouin. Un peu comme si on mélangeait les chevaux et les vaches ! Depuis récemment, les nouveaux textes français ont adopté un seuil annuel de mortalité de dauphins égal à 1% d’une population, un pourcentage qui ‘ferait consensus’, voire même qui serait ‘de précaution’.
La position d’ASCOBANS, l’accord de conservation qui fait référence dans la région, est la suivante depuis 2016 : ‘dans le cas d’une espèce autre que le marsouin, ou quand il y a une incertitude significative sur des paramètres comme la taille de la population ou le niveau des captures, alors “l’interaction inacceptable” peut se produire avec un taux beaucoup plus faible que 1,7 pour cent’. Rien d’autre. Dans la même résolution de 2016, ASCOBANS indique que : ‘l’objectif général doit être de minimiser (i.e. de manière ultime de réduire à zéro) les prélèvements anthropogéniques (i.e. mortalité), et pour le court terme, de restaurer et/ou maintenir l’entité biologique à 80 pour cent ou plus de la capacité de portage’. L’accord stipule donc que l’objectif général doit être un taux de mortalité par capture de 0% et qu’à court terme on doit se référer à une « capacité de portage » de l’écosystème, autre notion plus ou moins hors d’atteinte.
Mis à part cette valeur arbitraire (mais si pratique) de 1%, on peut trouver des seuils de mortalité « acceptable » basés sur des approches plus scientifiques : par exemple, le critère de conservation de l’IUCN stipule que la population doit rester supérieure à 70% de sa valeur initiale à l’échelle de trois fois le temps de génération de la population. Il se trouve que des travaux spécifiques au Dauphin commun en Atlantique nord-est (Murphy et al. 2006), permettent d’estimer la valeur du seuil ‘tolérable’ selon le critère de l’IUCN : 0,7% environ. En se référant à une population de 500 000 dauphins, la ‘tolérance’ serait donc de 3500 victimes. Ce qui est énorme.
En attendant que d’hypothétiques résultats scientifiques viennent préciser ce qui serait une mortalité annuelle ‘compatible avec la conservation de l’espèce’, il est tout à fait légitime de s’interroger sur d’autres valeurs seuils possibles. Prenons par exemple la mortalité de dauphins qui serait considérée comme tolérable par les citoyens français, électeurs et pour partie consommateurs de ces poissons pêchés dans le golfe de Gascogne. Dûment alerté par les médias et certaines ONG, ce citoyen considérera-t-il que 3500 dauphins morts c’est tolérable, ou plutôt 1000 … ou bien seulement 100 ? Question aussi difficile que celles soulevées par les approches plus ou moins empiriques évoquées plus haut ! Pourtant, c’est sans doute ce seuil ‘sociétal’ qui devrait être en ligne de mire des ministères et du monde de la pêche.
A partir du moment où on choisit de raisonner en termes de seuils, nous avons donc bien vu qu’il existe plusieurs façons de les définir :
- Un seuil basé sur la moralité -et la loi-, qui serait de 0% : aucune destruction d’espèce protégée ne serait acceptable
- Un seuil basé sur un « beau chiffre » technocratique, soit en l’occurrence 1%
- Un seuil basé sur des données scientifiques relatives aux caractéristiques biologiques de l’espèce : ce sont les 0,7% de l’UICN
- Un seuil basé sur des estimations scientifiques relatives à l’écosystème : c’est la logique de l’ASCOBANS
- Un seuil basé sur les envies de compromis (ou pas) des citoyens-consommateurs, qui sont in fine ceux pour qui on pêche le poisson, et qui restent théoriquement ceux pour qui nos dirigeants travaillent
Puisque nous ne sommes pas des adeptes de la gestion comptable de la mortalité des dauphins, poussons l’imagination jusqu’à considérer un seuil de mortalité acceptable par les dauphins eux-mêmes. Et oui : on accorde à ces animaux la faculté d’intelligence, celle de penser, et les dauphins vivent en société et communiquent entre eux. Peut-être que la population de dauphins aurait, elle aussi, un seuil à proposer ? Une chance pour le gouvernement, les cétacés ne s’expriment pas dans la presse, et de plus ils n’ont pas le droit de vote. Nous voterons pour eux.
Pour conclure, cette histoire de seuils vient de prouver son ridicule dans un autre domaine de l’actualité, dramatique lui aussi : pendant deux décennies on a bassiné les Français avec un seuil de 3% de déficit public. Ces 3% furent servis à toutes les sauces : pour fermer les hôpitaux et les écoles, pour ne pas recruter de professeurs et les infirmières (ni augmenter leurs salaires), pour couper dans les budgets de recherche (mais pas dans les salaires des ministres), etc. Qu’est-il devenu, ce seuil de 3% avec la pandémie de covid ? … Il a disparu (pour revenir plus tard sans doute) … c’est bien la preuve que les seuils ne font pas une politique !
Alexandre et cetaces.org