Le Bhulan, dauphin de l’Indus
Les platanistes, dauphins quasiment aveugles méconnus en Europe, subsistent difficilement dans les eaux du sous-continent indien dans des milieux de plus en plus dégradés par la surpopulation humaine et l’industrialisation. Ces cétacés seraient génétiquement plus proches des ziiphidés et cachalots que des autres dauphins et marsouins.
Actuellement les scientifiques s’interrogent sur l’existence d’une ou deux espèces de platanistes, les deux populations étant séparées génétiquement depuis environ 660 000 ans: Platanista gangetica dans les fleuves Gange et Brahmapoutre et Platanista gangetica minor dans l’Indus. Nous nous penchons sur le cas de cette dernière, appelée localement Bhulan.
Le plataniste dans le bassin de l’Indus
Le fleuve Indus draine les eaux du Karakoram et de l’Himalaya vers l’océan Indien, il quitte les contreforts des montagnes aux environs de la ville de Kalabagh, pour ensuite s’écouler lentement (pente de 13 cm/km) vers l’océan situé à 1600 kilomètres de là. A mi-parcours il reçoit les eaux de ses affluents Jhelum, Sutlej, Chenab, Ravi et Beas. L’Indus, alimenté irrégulièrement par la mousson et la fonte des glaces, a un débit très variable de 20 000 à 28 000 m3/s entre juin et août à 340 m3/s entre décembre et avril.
La vallée de l’Indus autrefois constituée de forêts primaires et de grandes prairies semi-aride a été transformée par une irrigation intensive au profit de cultures de riz et de coton. Son cours et celui de ses affluents a été morcelé par la construction depuis 1880 de 25 barrages d’irrigation. Et c’est ainsi, qu’à la saison sèche, au contraire des autres fleuves, son débit est plus important en amont qu’en aval, tant et si bien qu’après le dernier barrage (Kotri) le fleuve est même complètement à sec.
Depuis 150 ans, la majeure partie de sa mégafaune – tigres (Panthera tigris), guépards (Acinonyx jubatus venaticus) , rhinocéros (Rhinoceros unicornis), gavials (Gavialis gangeticus) – a disparu et les léopards (Panthera pardus) et crocodiles (Crocodylus palustris) ne subsistent que dans de rares endroits. De même tortues et loutres ont vu leurs populations s’effondrer. Le dauphin de l’Indus, ou Bhulan, tente quant à lui de survivre dans un habitat toujours plus morcelé et pollué.
Une distribution morcelée
Les dauphins autrefois migraient en saison sèche dans les eaux basses et remontaient les affluents pendant la mousson. Leur habitat a été réduit de 80% en superficie depuis la fin du XIXe siècle. L’édification des barrages d’irrigation a divisé l’habitat historique des platanistes en 17 tronçons. Les dauphins ne sont abondants que dans 3 sections, sont menacés dans 3, ont disparu de 10 autres, et leur statut dans la dernière est encore inconnu.
Au Pakistan, les dauphins sont répartis sur 5 tronçons du fleuve de manière très inégale, ainsi le tronçon situé entre les barrages de Guddu et Sukkur concentre les 2/3 de la population estimée, et la présence de 14% de nouveau-nés semble nous montrer une population en pleine croissance. Toutefois, l’expérience a montré que la disparition d’une population d’un tronçon entraîne une diminution de la population située dans la portion aval du fleuve.
Des menaces sérieuses
Outre la destruction de leur habitat, les dauphins ont été chassés pour leur viande et leur graisse par des groupes non musulmans vivant au bord du fleuve. Cette activité a dans un premier temps beaucoup baissé, lors de la partition en 1948 du Pakistan avec l’Inde et l’islamisation du pays, leur consommation étant interdite par le Coran (haram). La création de réserves et l’interdiction de la chasse dans les années 70 engendrèrent ensuite une augmentation de la population de dauphins.
Les captures dans les filets de pêches, qui avaient peu d’impact sur les populations, semblent se multiplier depuis ces dernières années avec la mécanisation des embarcations et les modifications des règles de pêche. Celle-ci, autrefois réservée à des syndicats de pêcheurs professionnels qui ne pêchaient pas dans les mêmes eaux que les dauphins, est maintenant ouverte à tous, ce qui entraîne une augmentation des interactions des platanistes avec les engins de pêche et une recrudescence d’échouage d’animaux morts.
Actuellement, la populations de la portion de fleuve la plus au nord semble en voie d’extinction, alors que celle du dernier tronçon (Sukkur-Kotri) semble constituée d’individus ayant passé les écluses en été et piégés maintenant dans un environnement peu propice au développement d’une population.
Ces écluses entraînent une accumulation de dauphins dans les sections aval du fleuve, alors que l’eau y est de plus en plus rare, il semblerait que ceux-ci passent sans problèmes les barrages dans le sens du courant, mais aient beaucoup plus de mal à effectuer la manœuvre inverse.
Autre danger pour les Bhulan, l’égarement dans les canaux d’irrigation avec peu de possibilité de rejoindre le fleuve. Actuellement, les dauphins retrouvés dans les canaux d’irrigation adjacents au fleuve (environ 20 individus/an) sont réintroduits dans le secteur fluvial le plus proche, qui est souvent le plus surpeuplé. Une réintroduction dans d’autres secteurs nécessiterait des moyens qui pour l’instant font défaut.
Une abondance incertaine
En 2006, l’estimation de la population était entre 1550 et 1750 individus et seulement 1450 en 2011, mais le recensement demeure très compliqué pour plusieurs raisons: les eaux fluviales sont très troubles, les animaux fuient systématiquement les navires et ne nagent jamais à l’étrave, il n’y a aucune marque visible pour différencier les individus, de plus ces dauphins n’émergent jamais de façon synchronisée et ne s’attardent jamais en surface, leur temps moyen d’émersion est inférieur à une seconde. Il se peut que leur comptage soit largement sous-estimé. Par exemple, en janvier 2005 les autorités pakistanaises entreprirent une action afin de sauver 5 dauphins signalés par des habitants comme perdus dans un canal d’irrigation. En fait, ce furent 15 individus qui furent sauvés et relâchés dans le fleuve.
Les estimations d’abondance relative montrent dans le tronçon le plus fréquenté, un maximum de 10,35 dauphins par km, un nombre deux fois supérieur aux autres estimations de dauphins dulcicoles dans le monde, qui traduit une forte natalité, ainsi que peut-être une émigration des populations vivant en amont vers ce secteur encore favorable aux cétacés.
Mais à ce jour 99% des dauphins sont répartis sur 690 km de rivière, ce qui peut poser des problèmes en cas de catastrophe naturelle ou industrielle. Il n’y a pas eu pour l’instant d’étude sur les conséquences de la pollution sur les dauphins, mais le Pakistan a une population grandissante et un manque chronique de stations d’épuration et l’on peut supposer que la qualité des eaux ne s’améliorera pas dans les prochaines années. En outre, les besoins énergétiques s’accroissant de plus en plus, la construction de nouveaux barrages hydroélectriques est à l’étude ou a débuté, morcelant encore davantage le cours du fleuve.
Toutefois, la découverte de nouvelles populations n’est pas à exclure, certaines portions du fleuve situées en zone tribale n’ayant pas été étudiées. Ainsi, une population résiduelle a été retrouvée en 2008 en Inde dans la rivière Beas: cette communauté d’environ 15 à 30 individus semble se développer lentement, mais comme elle est séparée physiquement (600 km et 5 barrages) et politiquement (frontière indo-pakistanaise) de ses congénères, elle a peu de chance de les retrouver.
Y a-t-il un avenir pour le Bhulan dans son pays natal ? La réponse est largement entre les mains des êtres humains qui ont chamboulé son écosystème …
Copyright: Gilles Boyer et cetaces.org
Références
Braulik G.T., 2006. – Conservation ecology and phylogenetics of the Indus River dolphin (Platanista gangetica minor).