Une introduction à la bio-acoustique des cétacés
Vivre là où on ne voit rien
Les Cétacés passent tout de même la majorité de leur temps sous la surface, là où on ne les voit pas. Eh bien souvent dans des conditions de lumière où eux-mêmes ne voient pas ! Il est donc bien curieux que les instruments acoustiques ne constituent pas l’essentiel des instruments emportés par les cétologues lors de leur campagnes.
C’est que l’homme est une créature plus visuelle qu’acoustique…
Pourquoi cette expression bizarre, ‘le monde du silence’, inventée par l’équipe Cousteau, semble-t-il ? La réponse est très simple: ce qu’entend un plongeur, avec ses propres oreilles, n’est qu’une infime partie du son qui se trouve réellement dans l’eau. Pourquoi ? Les sons que l’être humain entend transitent à travers son oreille moyenne, une cavité avec de l’air, un parfait isolant pour les sons aquatiques …
A cinquante mètres sous la surface, l’obscurité s’épaissit et devient progressivement totale : c’est le royaume de la bioluminescence et de l’acoustique. Parmi les prédateurs, certaines créatures « à gros yeux » arrivent à capturer des proies. D’autres usent de subterfuges lumineux pour les attirer vers leur gueules. Mais les créatures arrivant à maîtriser les sons sont certaines de réussir, car la mer est un véritable réservoir sonore. Pourquoi ?
L’eau conduit bien les sons. Des lois physiques gouvernent cette propagation. Citons parmi les plus importantes :
- La célérité du son est 4 fois plus élevée dans l’eau que dans l’air (1500 m/s au lieu de 340 m/s),
- La décroissance du niveau sonore en fonction de la distance entre la source et le récepteur ; c’est la loi de propagation donnant le niveau d’intensité sonore LI en décibels, en fonction du niveau de source LS , LI = LS – 20 log(R) -11 dB. Autrement dit, le niveau d’intensité sonore baisse de 6 dB à chaque fois que l’on double la distance R entre la source et le récepteur,
- L’absorption des sons de basse fréquence est très faible: à 100 Hz -> 0,0001 dB par km.
- La surface renvoie presque intégralement les sons qu’elle reçoit, c’est un miroir acoustique; cela est dû à la grande différence entre les impédances acoustiques dans l’eau (420 kg.m-2.s-1) et dans l’air (1 500 000); le fond renvoie le son avec quelques pertes, selon la nature du sol, qui influe sur sa capacité réfléchissante.
Le son est donc canalisé dans la couche d’eau, avec peu de pertes à travers les « parois ». Résultat, le silence des abysses est très bruyant : c’est ce que vous confirmerait votre première écoute sous-marine. Outre les bruits environnementaux (les vagues) ou biologiques (jusqu’aux crissements des mandibules de crustacés), on perçoit bien sûr les bruits d’hélice, et les différents engins. Certaines couches d’eaux constituent de véritables nappes sonores, en raison des variations de densité dues aux écarts de température et de pression.
La capacité de détection d’un son précis dépend fortement du niveau de bruit ambiant dans l’eau. C’est pourquoi, l’intensité du son s’atténuant avec la distance, celui-ci ne sera perceptible que dans un certain rayon autour de la source.
Au royaume des aveugles, mieux vaut ne pas être sourd …
Au milieu de cette cacophonie aquatique, les cétacés (et spécialement les odontocètes) sont à l’origine de sons variés et quelquefois de forte puissance. Les mysticètes (baleines) ne sont pas muets, mais la plupart des espèces de rorqual s’expriment en infrasons ou très basse fréquence, alors que la Baleine franche, et surtout le Mégaptère émettent des sons sophistiqués à bande large.
Mais en général, les cétacés les plus « bruyants » appartiennent au sous-ordre des odontocètes (cétacés à dents), il s’agit spécialement de dauphins de diverses espèces et des cachalots que nous connaissons bien.
Des vocalises variées …
Émission des sons
Les cétacés produisent des émissions sonores dans une très large bande de fréquence, entre 10 Hertz et 150 kHz environ. Mais seule la partie inférieure de ce spectre -en deçà de 18 kHz- nous est audible. Les infrasons ne sont pas audibles mais sont très bien captés par les instrumentations militaires ou industrielles. Ces vocalisations sont produites par des circulations d’air dans le système respiratoire supérieur des animaux, entre deux poches, par des résonances, ou le pincement d’écoulement à travers un diaphragme. A la différence de l’homme, la production d’un son n’est pas généralement associée à un échappement d’air, en raison de l’adaptation nécessaire à l’apnée.
Les sons produits peuvent être de type impulsif (clics, tics, bourdon,…) ou continu (sifflements, cris, mugissement) ou une succession des deux. Dans ce dernier cas, ils sont le plus souvent modulés en fréquence. Parmi tous les odontocètes présents en Méditerranée, seul le Cachalot n’émet qu’une seule catégorie de son : des clics. Les delphinidés produisent une large variété d’émissions des deux catégories. On admet généralement que les sons de type ‘impulsion’ sont destinés surtout à l’écholocalisation et que les émissions de type ‘continu modulé’ ont une fonction de communication. Mais cela est simplificateur car certains trains d’impulsions ont également une fonction de communication, notamment en cas d’agressivité.
Pour les odontocètes, les sons impulsifs sont focalisés à travers la poche de spermaceti qui se trouve à l’avant de la boîte crânienne, formant le « melon » de l’animal, et dirigés vers l’avant (directivité du faisceau assez forte). Chez les baleines l’organe à spermaceti n’existe pas, pourtant certaines impulsions sont produites. On ne sait pas très bien comment les baleines arrivent à émettre des sons aussi puissants, audibles par leurs congénères à plusieurs centaines de kilomètres.
Caractéristiques d’émissions sonores de cétacés
D’après Richardson et al., 1995. Marine mammals and noise. Academic Press (San Diego, London).
- Mégaptère (chant) : domaine de fréquence 30-8000 Hz, niveau de source 145-190 dB (re 1 microPa@1m)
- Rorqual commun (mugissement) : 30-750 Hz, niveau de source 155-165 dB
- Grand dauphin (sifflement) : 800-24000 Hz, niveau de source 125-173 dB
- Grand dauphin (clics) : 110-130 kHz, niveau de source pic/pic 218-228 dB
- Dauphin de Risso (clics) : 65 kHz, niveau de source 120 dB
- Dauphin bleu et blanc (sifflements) : 6000-24000 Hz
- Cachalot (clics) : 0,1-30 kHz, niveau de source 210-230 dB
- Globicéphale (sifflements) : 500-20000 Hz, niveau de source 180 dB
Allo, j’écoute ?
La réception des sons se fait par plusieurs voies chez les cétacés : l’oreille, la mâchoire inférieure et (probablement) la surface du corps. Les cétacés n’ont pas de pavillon externe, mais l’ensemble oreille moyenne-oreille interne est similaire au système des autres mammifères, avec certaines évolutions fonctionnelles. Un bouchon cireux obture l’orifice auditif minuscule qui se trouve en arrière de l’œil.
Des audiogrammes de dauphins et de marsouins ont été réalisés en bassin, ainsi que d’orques. Ils confirment que la réception est à bande large (jusqu’à environ 120-130 kHz) avec une sensibilité maximale qui serait comprise entre 5 et 100 kHz. L’allure des audiogrammes est semblable à celui des humains, avec une pente d’atténuation faible vers les basses fréquences et une coupure assez brutale en haute fréquence (au-delà de 100 kHz). Le seuil d’audition semble se situer vers 35-50 dB re 1 microPa@1m pour les petits et moyens odontocètes.
En ce qui concerne les baleines, les connaissances restent empiriques et suggèrent une audition plus efficace vers les basses et moyennes fréquences (1-20 kHz). Le seuil d’audition serait plus élevé que chez les dauphins, aux alentours de 50-70 dB re 1 microPa@1m, en rapport avec le bruit de fond beaucoup plus élevé dans cette région du spectre.
Voilà en quelques mots, les clefs pour comprendre les mystères d’un monde du silence … de plus en plus bruyant !