Faire preuve de pondération …
Les impacts des bruits sous-marins sont devenus une préoccupation majeure pour ceux qui cherchent à protéger les cétacés contre les multiples activités humaines en mer, qu’elles soient industrielles (installations d’éoliennes offshore, transport), militaires (sonars anti-sous-marins) ou scientifiques (prospections géophysiques). Depuis une dizaine d’années, les ingénieurs chargés d’étudier les risques et de limiter les impacts se réfèrent en particulier aux critères édités par la National Oceanic and Atmospheric Administration américaine et le National Marine Fisheries Service (lien).
La plupart du temps, les personnes en charge de ces études n’ont pas de connaissance spécifique en cétacés et se bornent à appliquer le mieux possible ces fameux critères du NOAA ; cette administration va d’ailleurs jusqu’à fournir en ligne des feuilles Excel pour mettre en oeuvre son approche, sous une forme simplifiée. Mais pour ces ingénieurs, le résultat issu de ces manipulations est forcément ‘fiable’, et même ‘juste’.
Il faut avouer que la prévision des impacts sonores sur les cétacés est complexe : elle comprend en effet quatre étapes qui s’enchaînent ; le résultat final, l’impact sur les dauphins et les baleines cumule les incertitudes (ou les erreurs) de chaque étape … et n’est donc jamais ‘robuste’. Plus que complexe, la prévision des risques d’impact sonore est donc incertaine … Faire prendre des résultats d’analyse pour la vérité vraie serait fallacieux. Mais quelles sont ces étapes ?
- Connaître les caractéristiques de la source sonore qui menace les cétacés (puissance, fréquence, cycle, position dans la colonne d’eau);
- Déterminer comment se propage le bruit autour de la source, jusqu’à grande distance;
- Connaître le peuplement de cétacés en diversité (marsouins, dauphins, baleines, cachalots, ziphiidés, …) et en abondance (densité de chaque espèce);
- Employer des critères permettant de prédire les conséquences des niveaux sonores reçus sur les cétacés, prenant en compte leur éloignement de la source, et de leurs mouvements de réponse.
Cette dernière étape est en train de subir une évolution majeure : le critère des impacts auditifs (surdité temporaire, TTS, ou surdité permanente, PTS) qui était le standard depuis 2018 voit une de ses courbes de pondération ‘bouger’ – les courbes de pondération permettent de transformer un niveau sonore reçu en un niveau sonore effectif, tenant compte de l’audiométrie des espèces, celui qui va impacter les cétacés.
Ces courbes sont issues de certains résultats expérimentaux et d’une démarche semi-empirique, donc fragile : ce n’est pas de la rocket science selon l’expression américaine ! En effet, pour simplifier la démarche et pallier l’ignorance scientifique, elles sont établies pour trois grands ‘groupes’ d’espèces : les baleines sont les espèces ‘basse fréquence’, les espèces ‘moyenne fréquence’ (devenues ‘haute fréquence’ en 2019), sont un inventaire à la Prévert comprenant les delphinidés, les ziphiidés, le cachalot, le bélouga, …, et les espèces ‘haute fréquence’ (devenues ‘très haute fréquence’ en 2019), comprennent les marsouins et certains autres dauphins.
C’est principalement la courbe de pondération MF/HF qui subit la plus grande modification selon la nouvelle proposition du NOAA de février 2024 (en cours de publication) ; or c’est justement celle qui concerne un pot-pourri de très nombreuses espèces que l’on rencontre partout. Quelle est la conséquence de cette évolution ? Les espèces appartenant à ce groupe (dauphins, ziphius, cachalot …) sont impactés par des niveaux en fait 7 à 22 décibels plus forts que ce que prévoit la version 2018 du critère, utilisée jusqu’à présent !
Or, toutes choses étant égales par ailleurs, une différence de 15 dB sur un niveau effectif entraîne un facteur 10 environ sur la distance à laquelle se produisent les impacts auditifs permanents (PTS) ou temporaires (TTS) … c’est-à-dire un facteur 100 sur le nombre de cétacés impactés ! UN UNIVERS … En supposant que le critère NOAA 2024 en cours d’adoption soit plus juste que le critère 2018 employé lors des nombreuses études d’impact réalisées dans le passé récent … ces études (éoliennes offshore, sonars, explosions) ont déjà abouti à des dommages importants sur les peuplements de cétacés exposés … En toute quiétude pour les personnes qui ont effectué les études de risque, et les ont entérinées !
Pour couronner le tout, les auteurs de la révision en cours pour le NOAA suggèrent qu’une évolution importante va bientôt avoir lieu pour les baleines (cétacés ‘BF’), qui va également dans le sens d’une plus grande vulnérabilité en moyenne fréquence. Que faut-il déduire de ces évolutions continues de la science des impacts auditifs provoqués sur les mammifères marins ? Que les méthodes sont peu robustes et qu’il convient de les appliquer avec une prudence redoublée pour assurer la protection des cétacés.
Dans le temps, lorsque les méthodes de calcul étaient rudimentaires, les constructeurs aéronautiques palliaient leur incapacité à ‘calculer juste’ en prenant une marge et en appliquant des ‘coefficients de sécurité’ pour dimensionner les structures des avions, ce qui aboutissait à des avions plus lourds que ceux d’aujourd’hui … mais sûrs. Et les passagers s’en portaient très bien. Les ingénieurs qui sont chargés de prédire les impacts des intensités sonores feraient bien d’imiter les pionniers de l’aviation !
Alexandre et cetaces.org
Pour éclaircir toutes ces notions et pouvoir les appliquer avec discernement, le Groupe de Recherche sur les Cétacés organisera cet hiver la deuxième session du Stage de formation sur l’Impact des pollutions sonores sur les cétacés. Une opportunité à ne pas manquer !