Dauphins communs à l’étrave, bleus et blancs à distance
Quoi de plus ‘commun’ qu’un groupe de dauphins venant à l’étrave d’un voilier, quelques secondes ou quelques dizaines de minutes ? En plus d’être réjouissant, cet événement courant sur le Gouf de Capbreton comme ailleurs en Atlantique et en Méditerranée pose plusieurs questions non dénuées d’intérêt pour un scientifique. Si une question importante concerne la motivation des dauphins ‘étraveurs’, la présence de dauphins à l’étrave est aussi révélatrice d’une certaine hiérarchie entre espèces, ou de relations sociales au sein d’un groupe de cétacés … ou bien encore de l’intérêt des dauphins pour ce qui se passe au-dessus de la surface, du côté des observateurs.
Il n’y a pas qu’une seule réponse à la question du ‘pourquoi’, mais s’il arrive que des dauphins viennent à l’étrave pour chasser, leur présence à l’avant d’un voilier relève le plus souvent du ‘jeu’. En effet, les dauphins ne viennent pas à l’étrave d’un bateau pour se reposer, et l’argument de l’économie d’énergie procurée par le déplacement du bateau ne tiendrait que si les dauphins voyageaient dans la même direction que le voilier, ce qui n’est généralement pas le cas. Reste donc le ‘jeu’, ou plus exactement un comportement relevant de la socialisation, une des quatre activités de base des cétacés.
Le ‘jeu de l’étrave’ révèle comme souvent des relations de domination ou de hiérarchie, soit entre les individus soit entre les espèces. Une des observations les plus intéressantes pour les cétologues du Groupe de Recherche sur les Cétacés est l’existence d’une hiérarchie entre espèces de dauphins dans le ‘jeu de l’étrave’ avec un voilier : ce constat provient précisément de l’étude des dauphins dans des régions variées où plusieurs espèces coexistent (nous nous intéressons ici aux espèces de même taille, les ‘petits’ dauphins océaniques).
Sans aller jusqu’à la lointaine Polynésie, traitons de plusieurs régions d’Europe où l’on rencontre le Dauphin commun Delphinus delphis, espèce la plus abondante sur le Gouf de Capbreton. En Méditerranée occidentale et en sud-Gascogne, le Delphinus forme parfois des groupes mixtes avec le Dauphin bleu et blanc Stenella coeruleoalba, tandis qu’aux Açores, les groupes bi-spécifiques se composent de Delphinus et de Dauphin tacheté Stenella frontalis.
Aux Açores, la rencontre de groupes mixtes se conclut invariablement par la présence à l’étrave des Delphinus, même lorsque ce sont les Frontalis qui sont venus les premiers ‘jouer’ au bateau. Dans ce même archipel, les Dauphins bleus et blancs évitent énergiquement la proximité du bateau, allant même parfois jusqu’à la fuite (alors que des méthodes d’approche respectueuse sont toujours appliquées par le GREC).
En Méditerranée occidentale, là où les deux espèces coexistent, c’est le même cas de figure: les Delphinus sont toujours les plus accros à l’étrave, alors même que les Stenella sont souvent les premiers présents à l’avant du voilier. Les Dauphins communs supplantent les bleus et blancs même lorsque le groupe mixte comprend davantage de Stenella.
Sur le Gouf de Capbreton, on a une variante du cas des Açores : sans être apeurés, les Stenella ne viennent presque jamais à notre étrave, alors qu’une majorité de groupes de Delphinus envoient une délégation au bateau, pour des visites qui durent parfois quelques secondes et parfois plus d’une demi-heure. Dans le premier cas, nous parlons d’étrave ‘de reconnaissance’ : quelques dauphins viennent s’informer sur ce voilier proche…
Une fois au bateau, il est clair que les dauphins affirment leur position sociale au sein du groupe en conquérant les positions de choix juste en dessous de l’étrave et en tentant de conserver ces places enviées, au besoin en montrant de l’agressivité vis à vis de congénères. Si ce sont des subadultes qui sont arrivés en premier, ils doivent souvent céder la place à des adultes au bout de quelques minutes.
Enfin, il y a toujours un débat à bord sur l’influence de la présence d’observateurs au-dessus de la surface : l’intérêt des dauphins à l’étrave est-il augmenté lorsque des humains les regardent, ou leur attraction s’exerce-t-elle uniquement sur le bateau ? Il faudrait concevoir une expérience spéciale pour répondre à cette question.
C’est ici que le scientifique s’efface devant le spectateur : gardons des moments pour tout simplement admirer ces superbes créatures, les regarder évoluer avec aisance et fluidité, et peut-être capter durant un instant leur regard … curieux ?
Alexandre et cetaces.org