… Une autre façon de faire parler les chiffres…
Les communiqués gouvernementaux, la presse, d’autres aussi, ont indiqué dernièrement que l’hiver 2024 avait vu une diminution spectaculaire de la mortalité de dauphins communs due à la pêche dans le golfe de Gascogne, jusqu’à 76% de baisse selon certaines communications. Avec en filigrane bien sûr, un effet décisif de la mesure phare en vigueur depuis 2024, la ‘fermeture temporaire’ de la pêche pratiquée avec les ‘engins à risque’, du 22 janvier au 20 février inclus. Une mesure appelée à être reconduite selon l’arrêté ministériel promulgué suite à une injonction de la communauté européenne, et une décision du Conseil d’État.
Si l’on se réjouit de l’effet positif de mesures réclamées depuis 2020 par les protecteurs de la Nature, il convient de relativiser l’annonce d’une diminution des trois-quarts de la mortalité. Il faut d’abord rappeler que la mortalité estimée jusqu’au 31 mars 2024, 1450 dauphins communs, est issue comme les précédentes d’une modélisation de dérive des carcasses de cétacés, à défaut de pouvoir être déduite des signalements issus des pêcheurs, la majorité de ceux-ci ne respectant pas l’obligation de déclarer une capture involontaire de cétacé. Comme tout modèle, la méthode employée n’est pas exacte, et sa robustesse (capacité à fournir une estimation juste quand les conditions environnementales varient) n’est pas bien évaluée.
De plus, l’estimation de la mortalité découle directement des échouages de cétacés, de leur signalement, de l’évaluation de l’état de fraîcheur des spécimens (le ‘DCC’), de leur examen par des personnes compétentes, et in fine de la conclusion rendue par la personne responsable de l’examen. Déclarer qu’un petit cétacé est mort à la suite d’une capture dans un filet ou dans un chalut, ou ne pas retenir cette cause de mortalité, est tout sauf évident (mis à part dans des cas flagrants), et devient difficile si la mort remonte à plus d’une semaine : les traces externes d’une interaction avec un filet s’estompent, et peuvent même disparaître avec le temps.
Le bilan des mortalités par capture pour 2024, de décembre à mars (Peltier et al. 2024), fait état de 624 échouages de dauphins communs morts sur la façade Atlantique-Manche, dont 435 pour le golfe de Gascogne, aboutissant à une mortalité estimée de 1160 individus pour cette région soit un facteur de 2,67 entre les deux chiffres. Par comparaison, pour l’hiver 2019, de janvier à avril, il y avait eu le signalement de 842 dauphins communs morts échoués dans le golfe de Gascogne, et l’estimation de mortalité résultante était de 11300 dauphins morts par capture, soit un facteur de 13,4 entre les deux nombres.
Le nombre d’échouages hivernaux de dauphins communs est très variable selon les années (308 en 2022, plus de 1000 en 2023, par exemple), cependant d’autres facteurs engendrent également de forts écarts dans les estimations de mortalité par pêche à partir des échouages. Le taux de flottabilité des carcasses : il était évalué à 18% jusqu’en 2020, puis à 24% par la suite (il évoluera encore, sans doute). Le pourcentage des dauphins diagnostiqués ‘positifs’ à la capture suite aux examens est lui aussi variable : par exemple, il était de 85% en 2019 et seulement de 54% en 2024. La combinaison des variations des facteurs ‘flottabilité’ et ‘taux de capture apparent’ entraîne arithmétiquement une baisse de 50% de l’estimation de mortalité par pêche réalisée à partir d’un même nombre d’échouages entre 2019 et 2024.
Les conditions de vent hivernal ont également une influence importante sur l’estimation de mortalité à partir du nombre de dauphins échoués : imaginons que le vent soit sans arrêt assez fort de secteur Ouest durant les 3 mois d’hiver… dans ce cas, la totalité des dauphins morts restés en surface s’échouerait, plus ou moins vite selon la distance au rivage. Cas inverse, assez absurde, dans le cas où le vent soufflerait sans arrêt de secteur Est de janvier à mars, quasiment aucune carcasse ne s’échouerait. C’est le modèle de dérive inverse Mothy qui prend en compte ce phénomène (Peltier et al. 2016). Nous avions d’ailleurs produit des résultats prouvant l’importance du vent sur les échouages.
Mais revenons à l’effet de la fermeture temporaire des pêcheries à risque, car c’est actuellement la principale mesure permettant de diminuer directement le nombre de captures : le rapport de Pelagis cité en référence dans le communiqué ministériel du 21 novembre (Peltier et al. 2024) contient en effet quelques éléments qui se prêtent à une évaluation directe de la variation des captures d’une part pendant la fermeture, et d’autre part, en dehors de cette période (1er décembre au 21 janvier puis 21 février au 31 mars). Ces éléments sont utilisables à la fois pour le golfe de Gascogne et pour la région Manche-Iroise.
Le taux de capture estimé sur les échouages dans une même année est une estimation approximative mais utile, voire robuste, de l’influence de cette fermeture temporaire. Notons que ce taux apparent est probablement une sous-estimation de la réalité car des traces externes légères de capture visibles sur un cadavre de dauphin très frais (DCC 1) disparaissent au bout de quelques jours, et ne sont pas visibles sur une carcasse ‘légèrement décomposée’ (DCC 3). Comme le montrent les deux photos ci-dessus.
La période de fermeture a donc entraîné une baisse relative du taux de capture apparent de 37,7% dans le golfe de Gascogne, et… une hausse de 26,7% de ce taux pour la Manche, qui n’était pas concernée par les restrictions. Une communication correcte sur le bilan de 2024 aurait donc été ‘la fermeture temporaire a entraîné une baisse de 30 à 40% du taux de capture dans le golfe de Gascogne’. Une communication honnête aurait ajouté… ‘et une hausse de 20 à 30% du taux de capture en Manche’… phénomène qu’il faudrait bien sûr expliquer. Mais, ‘communication politique honnête’ est une expression devenue plus que jamais un oxymore.
De toutes façons, la ‘fermeture temporaire’ d’un mois est une mesure minimale, souhaitons qu’elle soit bien appliquée en 2025, et que les autres mesures décidées (comme l’équipement des filets en balises acoustiques de signalement) soient mises en œuvre, et produisent elles-aussi un effet bénéfique. La mortalité massive des dauphins (et des marsouins) n’est pas inéluctable… ce serait effectivement un objectif valable de la réduire de 75% ! Agissons pour que cet objectif soit atteint dès 2027.
Alexandre et cetaces.org