Ça y est ! Après une semaine passée à un jet de pierre des côtes méditerranéennes françaises (une première !), la jeune Baleine grise voyageuse a quitté nos eaux.
Arrivé après avoir longé les côtes liguro-provençales, l’animal d’une quinzaine de mois pour près de 8 mètres a fait le tour du Golfe du Lion puis a passé la frontière espagnole ce jeudi.
La descente du littoral occitan pouvait être délicate pour le baleineau, puisqu’elle l’obligeait à aller non plus à peu près au Nord comme le long de l’Italie, ou à peu près à l’Ouest comme depuis Gênes, mais carrément plein Sud… alors que nous savons que l’instinct d’une baleine, au printemps, consiste à monter vers ses zones de nourrissage estivales, c’est-à-dire à aller au Nord… ce n’était donc pas gagné d’avance !
Avant de se réjouir et de considérer ce tronçon comme bouclé, une dernière formalité frontalière nous inquiétait un petit peu : celle du Cap de Creus, qui prolonge les Pyrénées et qui lui barrait donc, pratiquement à angle droit, le chemin vers le Sud ou l’Ouest… allait-elle vouloir reprendre une route vers l’Est pendant quelques heures, sans être tentée de faire demi-tour vers le Nord ?
Et oui, notre baleineau continue à être relativement dégourdi, et nos collègues espagnols nous ont confirmé qu’il continuait sa route avec la Catalogne à tribord, longeant les plages de Barcelone… où il a plutôt intérêt à se faire assez discret, surtout un samedi de beau temps !
Une semaine de séjour et puis s’en va
Vraisemblablement entré en France dans la nuit du 28 au 29, et vu pour la première fois dans nos eaux à Antibes le 29 au matin (dans ce que nous pourrons dorénavant appeler « l’Anse du Baleineau » !), l’animal aura donc passé à peine plus d’une semaine dans les eaux françaises.
Nos collègues italiens nous avaient annoncé son arrivée lancé à environ 3,5 nœuds (c’est la vitesse normale des Baleines grises dans leurs conditions habituelles), mais lorsque nous l’avions escorté près du Cap Bénat, il n’avançait qu’à à peu près 2,5 nœuds… ce qui est déjà pas mal !
Au vu de la distance qu’il a parcourue près de nos côtes en huit jours, sa vitesse moyenne sur la façade méditerranéenne française a été très proche de 2 nœuds (NB : environ 3,7 km/h), avec quelques irrégularités selon les tronçons : les vitesses qui peuvent être extrapolées d’après les diverses observations ont été maximales entre Mandelieu et Bormes-les-Mimosas le 30, puis avant de passer la frontière le 6 mai. Les vitesses ont apparemment été plutôt moins élevées au fond du Golfe du Lion, et notamment le jour où un pêcheur a débarrassé notre baleineau d’un fragment de filet qu’il trainait… ceci pouvant expliquer cela.. (ou pas !)
Plusieurs couacs seront à analyser, mais globalement l’étape française du périple de cette jeune baleine s’est bien passée. Le premier point positif est évidemment que l’animal a survécu, et est même resté en plutôt bonne forme tout au long du trajet malgré sa maigreur (les deux seuls évènements inquiétants auront finalement été l’égarement dans le port de Bormes puis l’empêtrement dans un bout de filet).
En dépit d’une absence étatique, le deuxième point positif est que la coordination en temps quasi-réel entre intervenants du Réseau Échouages de toute la façade d’une part, et également entre partenaires internationaux d’autre part, a été efficace et instructive ; plusieurs prélèvements ont ainsi pu être effectués par des équipes du Golfe du Lion.
Reste, comme dans tous les cas de ce type, une question philosophique sur laquelle la communauté scientifique est toujours divisée :
Ce baleineau est-il plutôt un animal à protéger ou plutôt un animal à étudier ? Faut-il considérer que la première priorité est de ne prendre aucun risque, de ne faire aucune manœuvre potentiellement invasive, afin de garder toutes les chances de survie du côté de l’animal ?
Ou faut-il profiter du fait que l’animal est facilement identifiable et approchable, avec une position assez aisément prédictible, et donc le considérer comme un animal de laboratoire en se disant que ses chances de survie sont de toutes façons maigres ?
Chacun positionnera ses curseurs différemment ; au Groupe de Recherche sur les Cétacés, malgré notre intérêt bien sûr pour la recherche, nous considérons que la priorité numéro 1 était, et est encore, de protéger au maximum la tranquillité de ce jeune animal, et que dans ces conditions toute analyse, même jugée peu invasive, doit passer au second plan et n’être entreprise que si ses apports prédits sont énormes, et que la balance bénéfice-risque penche donc gigantesquement en faveur des bénéfices scientifiques.
C’est bon alors, la partie est gagnée ?
Loin de là ! La jeune baleine grise -elle avait été surnommée Wally en Italie, mais lorsque nous l’avions rencontrée à Bormes-les-Mimosas nous l’avions de notre côté appelée Mimosa, prénom d’autant plus pratique qu’on ne connait pas encore son sexe- a encore de nombreux, nombreux, kilomètres à parcourir avant d’être tirée d’affaire.
Voyons les choses en face, ses chances de s’en sortir sont malheureusement réduites, mais ne sont pas pour autant négligeables. Il ne s’agit d’ailleurs pas de rejoindre l’Alaska d’une traite !
La première phase, pour retourner dans un biotope adapté et donc avoir des chances de survivre, c’est bien sûr de ressortir de Méditerranée, et donc pour ça de rejoindre Gibraltar.
La route n’est pas courte, puisque cela représente à peu près 800 milles nautiques (environ 1500 kilomètres) de côtes à longer. Si elle conserve la vitesse qu’elle avait devant notre façade française, deux nœuds, (et bien sûr si elle a assez d’énergie pour survivre) cela représente donc 400 heures de voyage, soit à peu près 17 jours, si tout va bien (pas de dérangement, pas d’empêtrement dans un filet côtier, pas de collision…). Évidemment ce n’est pas une science exacte, mais les côtes espagnoles ont l’avantage d’être relativement « faciles » à longer, sans trop de pièges topographiques pour une baleine.
Le Cap de la Nau, en face des Baléares, sera le dernier obstacle l’obligeant à prendre de l’Est, et ensuite ce n’est plus que du Sud-Ouest, puis de l’Ouest franc à partir du Cap de Gata. On peut par ailleurs espérer qu’une fois proche de la mer d’Alboran, certaines masses d’eau provenant de l’Atlantique pourront l’aider à continuer à avancer dans le bon sens jusqu’au détroit de Gibraltar.
Il n’est pas du tout acquis que l’animal, déjà très maigre, ait assez d’énergie pour arriver jusque là, et il n’a pour l’instant jamais vraiment été observé en train de manger durant son aventure méditerranéenne. Il est vrai que son mode d’alimentation préférentiel, par fouissage dans le sable vaseux, n’est pas adapté aux ressources locales, mais pour garder espoir nous pouvons nous rappeler que la Baleine grise est parfois observée pratiquant l’écrémage en surface à la manière d’une Baleine franche, et qu’elle possède également plusieurs sillons gulaires (un peu comme ceux des Balénoptères) qui peuvent lui permettre de prédater en pleine eau par engouffrage : dans une zone riche, son alimentation peut donc être relativement adaptable. La bonne nouvelle pour notre baleineau, c’est que la mer d’Alboran est, grâce à la proximité de l’Atlantique, la zone la plus productive de Méditerranée. On sait que ce n’est pas trop dans les habitudes des Baleines grises de faire bombance en cours de migration, mais Mimosa pourra peut-être y grignoter un peu au passage…?
Et après Gibraltar ?
Après Gibraltar (si notre baleine y parvient, ce qui n’est pas du tout acquis !), le chemin est encore long, mais la première manche serait gagnée. Le Golfe de Cadix, si on ne se perd pas dans les lagunes de la côte Nord, ne devrait pas poser trop de problèmes à notre baleineau ; puis c’est le Cap Saint-Vincent (c’est-à-dire l’extrême Sud-Ouest du Portugal et de l’Europe), et ensuite la route vers le Nord est ouverte à perte de vue ! Le plateau ouest-ibérique est en plus extrêmement riche en été, et notre animal pourra peut-être y trouver quelque chose à son goût.
Où aller après ? Le plus probable, et ce qui représenterait probablement ses meilleures chances de survie, serait qu’il continue vers le Nord en restant du côté européen. La Mer du Nord n’est « qu’à » environ 1500 milles du détroit de Gibraltar, soit à peu près un mois de route à 2 nœuds, et c’est un environnement que notre baleineau pourrait bien considérer comme une zone de nourrissage estival, à défaut d’avoir retrouvé l’Alaska (qui, distante de plus de 5000 milles nautiques, semble quand même hors de portée à court terme..).
C’est en effet en Mer du Nord qu’ont été retrouvés de nombreux ossements de Baleines grises datant de la période où une population vivait encore en Atlantique Nord-Est. Bien sûr, l’écologie de cette mer a changé depuis cette période, mais peut-être y-a-t-il encore de quoi sustenter un baleineau ? On le souhaite.
C’est d’ailleurs sûrement par là qu’est arrivé il y a quelques mois notre animal (il est extrêmement probable qu’il soit passé par le Nord, à la faveur d’une banquise fondue, pour arriver en Atlantique depuis son Pacifique natal, et les scientifiques favorisent en général l’hypothèse du Passage Nord-Est [par la Russie puis l’Europe] par rapport à celle du Passage Nord-Ouest [par le Canada et le Détroit de Davis]), donc peut-être les parages lui paraitront-ils familiers ?
La suite, il est trop tôt pour essayer de l’imaginer… En cas de survie, l’animal retournera-t-il sagement dans le Pacifique, ou trouvera-t-il l’Atlantique à son goût… Impossible à savoir, mais on souhaite en tout cas « Bonne chance ! » à cette jeune Baleine grise qui nous aura tenus en haleine ces dernières semaines, et on espère que les nouvelles continueront à être bonnes. Si elle voulait revenir nous voir l’hiver prochain, on n’y verrait pas d’inconvénient, mais qu’elle commence déjà par rester en vie et passer Barcelone, on verra le reste après !
Adrien et cetaces.org