Face au réchauffement climatique, les mysticètes accusent le coup…
Les mysticètes, communément appelés « baleines » quelle que que soit l’espèce, sont connus pour leur gigantisme : la plupart des baleines mesurent entre 15 et 30 mètres de long, la palme revenant au Rorqual bleu, qui pèse jusqu’à cent tonnes et plus. Deux autres caractéristiques font de ces géants des animaux à part, en ce qui concerne leur reproduction, et aussi leur alimentation.
D’une manière générale, les baleines mettent bas au bout de 11 à 12 mois de gestation. Le baleineau nouveau-né mesure une taille respectable, environ le tiers de la longueur de sa mère : ainsi un bébé Rorqual commun fait 6 mètres de long alors que la maman dépasse facilement les 20 mètres. Du fait de la relation qui lie les volumes aux dimensions, le baleineau ne pèse que dans les 1200-1500 kg à la naissance (toujours pour l’espèce Balaenoptera physalus), quand la mère dépasse les 50 tonnes. Rien d’extraordinaire au niveau de la disparité de taille, si l’on considère par exemple le cas de l’Ours brun de nos montagnes.
Mais pour ce qui de l’allaitement et du sevrage, les choses deviennent beaucoup plus impressionnantes : en effet, les baleineaux sont sevrés au bout d’à peine 6 mois. Par exemple, si la naissance a lieu en décembre (hémisphère nord), le sevrage se produit au tout début de l’été. C’est effectivement à cette époque que l’on observe de ‘petites baleines’ en Méditerranée ou en Atlantique nord : ce sont de jeunes rorquals d’une dizaine de mètres de long, qui pèsent un peu moins de 10 tonnes. Au cours de la lactation la mère a donc transféré au baleineau une grosse proportion de son propre poids, d’où une importante perte pondérale: du temps des baleiniers, il était connu que les baleines les plus grasses étaient les femelles au début de leur gestation, et les plus maigres, au terme de l’allaitement.
En raison de l’énorme coût énergétique de la reproduction, les baleines ne mettent bas que tous les 3 ou 4 ans, en général, alors que sur le papier, un intervalle de deux ans serait fonctionnel (12 mois de gestation, 6 mois de lactation, 6 mois de repos). Il leur faut au minimum un an pour s’alimenter suffisamment et revenir à leur ‘poids de forme’, voire même 2 ou 3 années si les ressources alimentaires sont limitées. Pour cette même raison, les ‘baleines’ femelles sont un peu plus grandes que leurs congénères mâles. La reproduction des mysticètes est donc très fortement dépendante des conditions écologiques de leur habitat, de leurs variations inter-annuelles … il s’établit un équilibre entre la richesse trophique d’une région et la population de baleines qu’elle peut, éventuellement, supporter.
C’est là qu’intervient la seconde spécificité des mysticètes, qui concerne l’alimentation : pour beaucoup d’entre eux, ces ‘monstres marins’ (étymologie de cétacé, cetos) s’alimentent sur de petits crustacés, soit des copépodes de quelques mm (c’est le cas notamment des Baleines franches), soit des euphausiacés de quelques cm de long (le krill) pour ce qui est des Rorquals ou balénoptéridés. Ces mini-crustacés se nourrissent en grande partie de phytoplancton, bien que le krill mange aussi les copépodes selon la saison. En d’autres termes, les gigantesques baleines se nourrissent d’animalcules qui atteignent à peine la masse de 1 gramme.
Ce raccourci très efficace entre les étages de la pyramide alimentaire permet aux baleines d’accéder à des ressources qui se comptabilisent en dizaines ou en centaines de millions de tonnes MAIS constitue également un facteur de fragilité. En effet, les facteurs météorologiques hivernaux ou printaniers génèrent de grandes irrégularités dans la production de phytoplancton, selon les années ; exactement comme les prairies peuvent être plus ou moins ‘grasses’ en fonction du soleil et de la pluviométrie. Cette variabilité de la biomasse de phytoplancton est encore amplifiée au niveau de l’abondance des micro-prédateurs (copépodes, krill)… laquelle influence directement l’alimentation des baleines, c’est-à-dire l’énergie qu’elles peuvent consacrer à la reproduction. Aux variabilités météorologiques plus ou moins naturelles vient s’ajouter le changement climatique, dont les effets se font nettement sentir dans les écosystèmes marins depuis au moins 20 ans.
L’étude de Kershaw et al. (2020) parue récemment met parfaitement en évidence les conséquences de la diminution du phytoplancton sur le succès à la reproduction des Mégaptères, au Québec. Dans la région du Saint-Laurent, les baleines viennent se nourrir à la belle saison après s’être accouplées en hiver sous les tropiques. Grâce à une approche expérimentale intégrant des prélèvements sur divers compartiments de l’écosystème (copépodes, krill, poissons, biopsies de baleines), de l’analyse de l’imagerie satellitaire (pour le phytoplancton) et de l’observation des couples mère-baleineau sur le long terme, les chercheurs ont abouti à des conclusions essentielles.
Premièrement, la fréquence des paires mère-baleineau augmente avec l’intensité du bloom de phytoplancton, la biomasse de copépodes, ainsi que celle du hareng. Deuxièmement, au cours des 15 dernières années, la biomasse de hareng et celle des copépodes du genre Calanus (les favoris des baleines) avaient une tendance baissière marquée. Troisièmement, la fréquence des paires mère-baleineau a baissé de moitié au cours de la même période. Quatrièmement, le taux de progestérone des femelles biopsiées montre que la proportion de femelles gestantes restait constante. Ces deux derniers points suggèrent donc qu’une bonne partie des gestations ne viennent pas à terme (avortement) ou que certains nouveau-nés meurent dans les tout premiers mois de leur existence. La conclusion de l’étude est que la baisse des ressources alimentaires dans cette région du Québec fragilise la population locale de Mégaptère… et rend son avenir précaire : […] Humpback whales are recognized as a sentinel species of ecosystem health (…), so changes in a key vital rate, such as reproductive success, provide a detectable signal of the population level impact of environmental change […].
Une autre étude récente pointe directement les problèmes d’adaptation des mysticètes au réchauffement climatique ; il s’agit cette fois de la Baleine franche australe (Eubalaena australis), en particulier de la population qui hiverne en Afrique du Sud (Van den Berg et al., 2020). Les chercheurs ont ici comparé les teneurs en isotopes C13 et N15 d’échantillons de peau des baleines prélevés par biopsie durant la décennie 1990, d’une part, et la décennie 2010, d’autre part. La variation constatée de la teneur en carbone C13 indique que les baleines se nourrissent dorénavant plus au nord, et peut-être davantage sur des copépodes que sur du krill. Or, cette indication est corrélée avec la baisse constatée des naissances pour la population sud-africaine de Baleines franches, conduisant à un fléchissement du rebond démographique qui avait été constaté depuis l’arrêt de la chasse baleinière. Les décennies récentes ont vu de fortes modifications de productivité dans la région subantarctique.
Ces deux articles récents, ainsi que celui de Seyboth et al. (2021) sur le Rorqual bleu, mettent en évidence la grande sensibilité des mysticètes à l’évolution des facteurs environnementaux : la combinaison de leurs caractères spécifiques en matière de reproduction et d’alimentation en fait des ‘sentinelles’ du réchauffement global. Qu’en est-il des baleines les plus proches de France, les Rorquals communs de Méditerranée et du golfe de Gascogne ? Des travaux sur la reproduction des premiers ont été menés récemment (Busi, thèse de doctorat vétérinaire, 2019), et des biopsies de ces baleines méditerranéennes ont été réalisées depuis longtemps par des chercheurs de Tethys (Italie). En Méditerranée en début d’été, la proportion de baleines gestantes serait d’environ 38%, pourtant le pourcentage de femelles suitées semble très inférieur … pourquoi ? Sur les Rorquals du golfe de Gascogne, en revanche, on ne trouve pas d’information de ce type … ils sont pourtant plusieurs milliers, et étaient autrefois chassés par l’Espagne. Il faut remonter 35 années en arrière pour trouver une publication consistante sur le sujet, en Atlantique nord (Lockyer, 1986).
Alors que les populations d’animaux à l’espérance de vie aussi longue que celle des mysticètes ont en général tendance à tamponner les variations fines de productivité, et donc à ne vraiment les refléter qu’au bout d’une ou deux décennies défavorables, nous avons vu que la proportion de couples mère-baleineau a la particularité, du fait de la physiologie particulière de ces animaux, de répercuter de manière quasi-instantanée les variations de productivité primaire : en ces temps écologiquement troublés, voilà un voyant d’alarme que nous ferions bien de garder à l’œil.
Dommage que la recherche soit aussi peu prolifique sur un sujet pourtant fondamental : la fécondité des baleines qui vivent au large de nos côtes !
Alexandre et cetaces.org
Le Groupe de Recherche sur les Cétacés est une structure indépendante. Vos dons citoyens sont notre seul moyen de continuer nos travaux scientifiques objectifs indispensables à la protection des mammifères marins.
Références principales :
- Kershaw JL, Ramp CA, Sears R, et al, 2020. Declining reproductive success in the Gulf of St. Lawrence’s humpback whales (Megaptera novaeangliae) reflects ecosystem shifts on their feeding grounds. Glob Change Biol. : 15pp. https://doi.org/10.1111/gcb.15466
- Lockyer C., 1986. Body fat condition in northeast Atlantic fin whales, Balaenoptera physalus, and its relationship with reproduction and food resource. Canadian Jour of Fish and Aquatic Sci. 43:142-147.
- Van den Berg G.L., Els Vermeulen, L.O. Valenzuela, Martine Bérubé, Andre Ganswindt, D.R. Gröcke, Grant Hall, Pavel Hulva, Petra Neveceralova, P.J. Palsbøll, E.L. Carroll, 2020. Decadal shift in foraging strategy of a migratory southern ocean predator. Glob Change Biol. : 16pp.
Citation de cet article : Gannier Alexandre, 2021. Baleines : elles sont si fragiles. Cétologie, avril 2021. (https://www.cetaces.org/202104/baleines-elles-sont-si-fragiles/)