J’ai pu lire récemment dans la presse que les rixes entre bandes rivales étaient en augmentation. Les rubriques Faits divers s’en font régulièrement écho, et on pourrait être tenté, pour s’écarter de ces turpitudes bien humaines, de plutôt se tourner vers l’observation de la Nature. Malheureusement ça ne marche pas toujours, celle-ci pouvant parfois être un peu décevante : les rixes entre bandes rivales peuvent aussi y être en augmentation !
Ces dernières années nous allons régulièrement réaliser les nécropsies des dauphins amenés par les pompiers au Laboratoire Vétérinaire Départemental des Alpes-Maritimes, dans le cadre du RNE (Réseau National Échouages) ; les causes de mort que nous découvrons sont diverses –et d’ailleurs fréquemment incertaines, surtout quand le cadavre est ancien–, et permettent parfois de mettre le doigt sur des questions intéressantes… la preuve ci-dessous !
Un cas sortant de l’ordinaire
Certaines nécropsies de cétacés peuvent être particulièrement intrigantes ; c’était le cas par exemple de ce Stenella échoué sur la Côte d’Azur courant février :
- L’animal, un mâle adulte de 2,02 mètres, paraissait en bonne santé générale, avec un bon état d’embonpoint, et des traces d’alimentation récente dans l’estomac : bref il semblait avoir été en pleine forme jusqu’à quelques heures avant sa mort,
- Quelques traces cutanées attiraient l’œil : des petites ecchymoses étaient visibles au niveau des flancs, du thorax et de la zone jugulaire, signe de probables coups violents reçus avant sa mort,
- De nombreuses griffures étaient visibles sur la moitié arrière de l’animal.
Il est certes très fréquent que les Stenella, qui se chamaillent parfois entre eux, portent des marques anciennes (cicatrisées) de coups de dent, et il est également très fréquent que les cadavres reçoivent des griffures post-mortem, soit provenant de charognards (goélands en particulier), soit en se faisant ballotter contre certains rochers coupants.
Mais nos griffures, cette fois-ci, ne semblaient pas correspondre à ces cas « classiques », pour plusieurs raisons :
- Elles étaient très « ordonnées », en groupes parallèles comme plusieurs coups de râteau, ce qui excluait les rochers et les oiseaux,
- Ces coups de râteau ressemblaient donc plutôt à des traces de morsures, mais l’écartement entre les tranchées était de 10 à 13 mm environ, ce qui excluait les dents de Stenella puisque ces derniers ont un espacement interdentaire plus proche de 5-7 mm,
- Elles n’étaient pas cicatrisées et étaient donc récentes,
- Un début d’inflammation était visible, et du sang s’écoulait de certaines de ces griffures, ce qui indiquait qu’elles avaient été reçues par le Stenella avant sa mort,
- Leur localisation était restreinte à la partie postérieure du corps, ce qui tend également à indiquer une action ante-mortem ; cela peut également nous faire penser que le Stenella fuyait l’origine de ces marques.
Nous nous retrouvons donc avec selon toutes probabilités un Stenella mort peu après s’être fait poursuivre par un animal lui laissant sur l’arrière-train des traces de râteau espacées de 10 à 13 mm. On exclut les marques de griffes (les attaques de lions sont plutôt rares au large des côtes azuréennes), et on peut donc se demander quel animal a mordu notre Stenella.
Compte tenu de la taille des morsures, on est sur la bouche d’un grand animal… il n’y a pas l’embarras du choix. Les dents de requins sont très coupantes, et arrachent des morceaux de chair sans faire de marques de râteaux, et on peut donc réduire nos suspicions aux cétacés.
Ici l’espacement interdentaire va nous aider : parmi les odontocètes réguliers en Méditerranée, les petits delphinidés ont un espacement inférieur à 10 mm, tandis que globicéphales, Grampus, cachalots, Ziphius, ou même orques ont des intervalles bien supérieurs à 13 mm.
Voilà donc que notre enquête se resserre sur, vous l’aviez vu venir, le Grand dauphin !
Ce n’est pas complètement une surprise, puisque des cas d’attaques de Tursiops sur d’autres espèces de cétacés (souvent plus petits qu’eux) ont été recensés un peu partout dans le monde. La situation la plus courante est celle d’agression dirigée contre des Marsouins communs, observée dès le début des années 1990 au niveau des îles britanniques (Ross et Wilson, 1996). Les cas d’attaques sur Dauphins bleus et blancs, moins fréquents, ont été décrits pour la première fois quelques années plus tard avec un juvénile trouvé sur les côtes espagnoles (Alonso et al., 2000).
En Méditerranée française, des morts de Dauphins bleus et blancs suite à attaque de Grands dauphins sont notées depuis 2004, et le phénomène semble en nette augmentation ces dernières années (Dhermain et al., 2020) ; les victimes peuvent être indistinctement des juvéniles ou des adultes des deux sexes.
Il est possible que certaines interactions musclées ne mènent pas à la mort du Stenella, de même qu’il est plus que probable que certains cadavres de Dauphins bleus et blancs peu ou pas mordus passent inaperçus. Même en l’absence de morsures, d’autres indices peuvent néanmoins signer une mort par attaque de Tursiops ; une analyse bibliographique nous indique en particulier ceux-ci :
- Ecchymoses cutanées,
- Hématomes ou hémorragies dans le lard sous-cutané, la musculature sous-jacente, les organes internes (accompagnées ou non d’épanchements sanguins dans les cavités thoracique et/ou abdominale) ou les yeux,
- Fractures de côtes, de vertèbres, de disques intervertébraux, du crâne, des bulles tympaniques, de la mandibule, des omoplates ou même de certains organes internes (foie en particulier),
- Lacérations pulmonaires du fait des côtes cassées.
De fait, concernant notre adulte de février, nous avions pu découvrir, en plus des morsures et des ecchymoses cutanées, quelques petits hématomes au niveau de la paroi abdominale, mais surtout d’impressionnants hématomes au niveau de la musculature thoracique, assortis de fractures sur au moins neuf côtes réparties des deux côtés de l’animal.
L’intégrité de la cage thoracique et de la plèvre pariétale était d’ailleurs rompue sur le côté gauche ; en outre les deux poumons avaient été lacérés par certaines esquilles aiguës provenant des côtes cassées.
Ces signes témoignent de la violence des agressions. Si les attaques en elles-mêmes n’ont à notre connaissance pas été observées en Méditerranée, on peut cependant s’appuyer sur les descriptions effectuées dans d’autre régions du monde pour les imaginer. Au-delà des morsures, Cotter et al. (2012) classifient par exemple les coups en différents types :
- A : la prise en étau, coopération entre deux Tursiops qui pressent énergiquement leur victime jusqu’à potentiellement la sortir de l’eau, pouvant provoquer des hématomes et des fractures de côtes,
- B : la noyade, où l’agresseur empêche la victime de respirer en l’enfonçant sous l’eau à chaque tentative,
- C : la projection de la victime hors de l’eau, en général par des violentes frappes de la tête ou de la caudale,
- D : les charges, où les Tursiops donnent de manière rapide et répétée des coups de rostre, à la manière d’un bélier.
Ces « techniques » ont été décrites lors d’agressions de marsouins, mais elles sont probablement identiques avec les delphinidés, comme on peut le voir sur une agression mortelle rapportée par Methion et Díaz López (2021), avec un Dauphin commun de Galice en guise de victime.
La mort de la victime peut alors intervenir de plusieurs façons, de manière immédiate ou légèrement différée : par asphyxie (l’animal a été empêché de respirer) ou noyade (l’animal a été replongé de force sous l’eau alors qu’il était en train d’inspirer), par défaillance d’organe (y compris en particulier le système respiratoire, comme pour l’animal que nous avons précédemment décrit), par hémorragie interne (suite aux percussions) ou peut-être même externe (suite à de nombreuses morsures), par crise cardiaque (suite à peur ou douleur), ou éventuellement par séparation de son groupe dans le cas d’un jeune qui aurait réchappé à l’attaque mais qui n’arriverait pas à retrouver ses congénères.
Et pourquoi, au fait ?
Ceux qui lisent des romans policiers le savent, au-delà du crime en lui-même c’est souvent son mobile qui prend une place centrale dans l’enquête. Or ici, celui-ci n’est… pas très clair.
Dans la grande majorité des cas, lorsqu’un individu d’une espèce A tue un individu d’une espèce B, la raison est simple : c’est pour s’en nourrir. C’est le cas bien sûr pour un dauphin et un poisson, et c’est également généralement le cas lorsqu’un Orque tue un dauphin.
En revanche, ce n’est pas ce que nous constatons lors de nos attaques de Grands dauphins : les victimes ne sont pas consommées, ce qui en fait donc un cas relativement rare dans le monde animal.
Chez les mammifères, les interactions agressives interspécifiques sans but de prédation peuvent classiquement être de plusieurs types. On peut notamment distinguer :
– Les anomalies exceptionnelles de comportement,
– Les réactions de défense,
– Les comportements de jeu et d’entraînement,
– L’agressivité hormonale,
– Les éliminations de compétiteurs.
En parcourant la bibliographie existante, on voit que ces explications, seules ou associées, ont pu être proposées dans le cadre des attaques de petits cétacés par des Tursiops dans divers endroits : qu’en est-il chez nous ? Voyons voir !
1) Comportement exceptionnel :
On peut éliminer cette explication, ces comportements n’ayant plus rien d’une anomalie isolée puisqu’ils sont observés depuis longtemps dans plusieurs régions du monde.
2) Réaction de défense :
On se placerait dans un cas où des Tursiops voudraient se défendre contre un petit cétacé menaçant (qui voudrait les prédater, ou qu’une mère jugerait dangereux pour son jeune). Cette piste a par exemple été retenue par une équipe argentine qui avait observé un comportement agressif de Grands dauphins sur des Céphalorhynques de Commerson, après que ces derniers se soient trop approchés d’un Tursiops juvénile (Coscarella et Crespo, 2009). Ce cas paraît néanmoins être une exception : dans notre situation, nous imaginons difficilement que des Stenella soient fréquemment perçus comme des menaces par des Grands dauphins. De plus, les marques de morsures sont en général plutôt retrouvées sur l’arrière du corps des Dauphins bleus et blancs, ce qui tend à indiquer que ceux-ci sont plutôt en position de fuite vis-à-vis des Tursiops : le règlement de comptes semble donc à sens unique.
3) Comportement de jeu et d’entraînement :
C’est l’explication qui est fréquemment présentée comme étant la plus probable dans la littérature ; elle se décline en deux facettes principales : l’entraînement à l’infanticide et l’entraînement à la bagarre.
Le fait de tuer un jeune animal de sa propre espèce, comportement relativement répandu chez les mammifères, pourrait avoir deux objectifs pour un Tursiops : il pourrait être utilisé par les mâles pour faire revenir en chaleur une femelle avec qui ils voudraient s’accoupler (celle-ci n’est pas réceptive lorsqu’elle est suitée mais pourrait revenir en œstrus une dizaine de jours après la perte de son jeune), ou il pourrait être utilisé par une femelle dominante qui, en tuant le jeune d’une autre femelle, augmente les chances de survie de son propre petit. Les petits cétacés attaqués sont donc, sous cette hypothèse, des victimes des entraînements à l’infanticide des Grands dauphins.
Cela dit, un entraînement, c’est bien beau, mais ça n’a un sens que si c’est destiné à ensuite réellement servir (laissons de côté les humains et leur dissuasion nucléaire). Les Grands dauphins tuent-ils réellement leurs petits ? Eh bien oui : des cadavres de jeunes Tursiops, présentant des lésions comparables à celles trouvées chez les marsouins ou chez nos Stenella, sont effectivement retrouvés échoués dans plusieurs régions du monde (Patterson et al., 1998 ; Díaz López et al., 2018), renforçant donc dans ces zones l’hypothèse de l’entraînement à l’infanticide pour expliquer les agressions de Tursiops.
En revanche, chez nous… les infanticides de Tursiops semblent absents ou très rares, et cette hypothèse est donc assez peu probable.
Les bagarres intraspécifiques sont reliées à la socialité de la reproduction chez les Tursiops. Ils sont dits polygynes, et il peut donc y avoir une forte compétition entre mâles (ou groupes de mâles alliés) pour l’accès aux femelles, d’où chamailleries ; certaines études rapportent d’ailleurs que les Tursiops mâles ont un taux de cicatrices significativement supérieur à celui des femelles (Marley et al., 2013). Dans ce cadre, s’entraîner peut être utile, et utiliser comme punching-ball un animal d’une autre espèce plus petite et peu capable de se défendre est plutôt intelligent (à défaut d’être très chevaleresque).
Ces exercices de bagarres, au détriment de leurs lointains cousins, pourraient avoir trois buts un peu distincts : premièrement, évidemment, se roder aux techniques d’attaques ; deuxièmement, renforcer les liens et la coordination au sein d’un groupe de mâles alliés ; troisièmement, enfin, asseoir sa dominance (ou essayer de bousculer la hiérarchie) en prouvant –sans prendre trop de risques– sa force aux autres individus : un genre de dissuasion nucléaire à la sauce Tursiops, en somme.
Cette explication est crédible dans plusieurs régions, et en particulier parce que lors des quelques cas où les agressions étaient observées et que les populations de Grands dauphins étaient photo-identifiées, c’est-à-dire en particulier en Californie (Cotter et al., 2012) et en Galice (Methion et Díaz López, 2021), les animaux agresseurs étaient exclusivement des mâles. C’est une hypothèse qui pourrait être cohérente dans nos eaux azuréennes, pourquoi pas !
4) Agressivité hormonale et frustration sexuelle :
Ce sont des pistes qui sont plus fragiles, et difficilement investigables ; elles rejoignent partiellement les précédentes. Comme ces dernières, elles sont cohérentes avec les photo-identifications de mâles, et proposent des niveaux particulièrement élevés de testostérone pour expliquer une agressivité ponctuelle des Tursiops, ce qui fonctionne bien en particulier dans les zones où les agressions envers les petits cétacés augmentent nettement lors de l’été –saison de plus forte reproduction des Tursiops– (cas de la Californie) mais qui tient un peu moins bien dans d’autres régions (cas des îles britanniques). La frustration sexuelle chez certains mâles californiens pourrait également provenir d’un ratio mâle-femelle déséquilibré, privant de facto de reproduction les mâles inexpérimentés ou socialement peu élevés (Cotter et al., 2012). C’est une possibilité également envisageable en Galice où la mise à mort du Delphinus a été brièvement suivie par un acte à caractère sexuel (Methion et Díaz López, 2021).
Cette explication est-elle à creuser chez nous ? A-t-on en particulier une nette augmentation de nos cas d’agression pendant la saison de reproduction principale des Tursiops, c’est à dire l’été ?
Penchons-nous sur les dates des cas d’agression que nous connaissons, notamment grâce aux rapports successifs de Dhermain et al. (rapports du RNE, région Méditerranée) ; nous pourrons peut-être y remarquer quelque chose…
Il y a bien effectivement quelque chose, non ? Mais la saisonnalité n’est pas vraiment là où on aurait pu penser la trouver ! On constate que sur plus de vingt cas répartis sur une quinzaine d’années, seuls deux ont eu lieu entre mai et novembre, et tous les autres ont eu lieu pendant la saison hivernale au sens large. Cela met sérieusement du plomb dans l’aile à l’explication hormonale (sauf à imaginer un original, et peu probable, pic de testostérone ou de frustration pendant l’hiver).
5) Agressions visant à éliminer des compétiteurs :
C’est la dernière hypothèse importante à considérer ; elle peut prendre la forme d’une défense du territoire au sens strict, ou d’une compétition globale comprenant notamment la défense des intérêts alimentaires.
Pour ce qui est de la stricte territorialité, nous pouvons a priori l’écarter dans la mesure où nous ne trouvons pas près de nos côtes de groupe de Tursiops véritablement résident, qui utiliserait toute l’année une petite zone précise comme c’est parfois le cas ailleurs dans le monde (certains groupes sont notoirement connus pour habiter une baie, une lagune ou une passe corallienne) ; l’exploitation du milieu par les Tursiops se fait chez nous de manière beaucoup plus fluide, même si certains groupes sont évidemment plus souvent observés dans une zone que dans une autre.
Pour ce qui est d’une compétition plus large, la question est davantage posée.
De façon générale, le Grand dauphin est en Méditerranée un animal plutôt côtier, tandis que le Stenella est (au contraire des victimes habituelles des Tursiops, Marsouin commun en tête) un dauphin pélagique affectionnant les eaux profondes. Comment imaginer alors une compétition entre ces deux espèces ?
Intéressons-nous de plus près aux localisations des attaques rapportées par Dhermain et al..
La Méditerranée française, c’est grand, et son écologie fine n’est en fait pas la même entre le Golfe du Lion, le talus liguro-provençal et les deux côtes de Corse. Nos interactions (les cadavres agressés étant souvent très frais, elles ont probablement lieu non loin des emplacements d’échouage) sont-elles localisées ?
Absolument. En exceptant un échouage dans l’Hérault, toutes les agressions ont apparemment lieu dans trois départements (06, 13 et 83) et la grande majorité se situe en pratique entre Hyères et Menton.
On voit donc que les agressions sont cantonnées à la zone où le plateau est très réduit, et où les canyons profonds se rapprochent très près de la côte, parfois quelques petits kilomètres.
Aïe ! Qui aime évoluer à proximité du plateau et de la côte ? les Tursiops. Qui aime manger dans les canyons ? les Stenella.
Voilà donc que l’hypothèse de la compétition devient intéressante. Le Stenella et le Tursiops sont deux espèces opportunistes au régime alimentaire très diversifié : Céphalopodes, poissons, crustacés… tout y passe, ou presque. Généralement, la tendance est toutefois plutôt à la consommation de poissons pour les Tursiops, et à la consommation de calmars pour les Stenella. Mais il n’y a malheureusement pas de données solides sur l’alimentation des deux espèces sur le talus liguro-provençal, qui pourraient nous permettre de comprendre plus précisément si une compétition alimentaire importante existe. Des informations italiennes du début des années 1990 rapportent néanmoins que les Tursiops de la zone Ligure sont ceux présentant la plus grande diversité de proies, avec 28 espèces de poissons, 8 espèces de céphalopodes et une espèce de crustacés (Astruc, 2005). Et concernant les Stenella azuréens, nous savons par expérience qu’ils mangent pratiquement de tout.
Nous savons également que les Stenella du coin se déplacent, et mangent, en groupes de taille réduite en hiver par rapport à ce qu’on observe aux autres saisons… serait-ce un facteur qui influerait dans la saisonnalité hivernale des attaques de Tursiops ?
Un caractère agressif des Tursiops en réponse à la compétition alimentaire provenant de Stenella trop côtiers à leur goût pourrait donc être une hypothèse valable, quoique les données actuelles ne permettent pas de réellement l’explorer.
Certains lecteurs, en voyant la carte bathymétrique présentée ci-dessus, pourraient m’arrêter avec une interrogation : pourquoi, si la compétition provenant de chevauchements d’habitats est la cause de ces agressions, ne trouve-t-on pas de Stenella attaqués sur la façade Ouest-Corse ? Bonne question, et il n’est pas facile d’y répondre avec les données disponibles.
Deux pistes néanmoins :
- Il est possible qu’un groupe en particulier (qui fréquenterait souvent la zone azuréenne en hiver) ait pris l’habitude de se livrer à ces agressions ; Cotter et al. (2012) indiquent en effet que lors des évènements auxquels ils ont assisté en Californie (deux ans écoulés entre le premier et les deux suivants) une certaine stabilité dans les Tursiops impliqués était notable (trois individus ont même participé aux trois attaques),
- Les densités de Dauphins bleus et blancs étant un peu moindres dans cette zone, et les populations de Grands dauphins y étant historiquement toujours restées relativement élevées, les Stenella n’ont peut-être jamais réellement pris l’habitude d’exploiter le milieu que se réservent les Tursiops.
Voilà pour ce tour d’horizon des mobiles possibles.
Certains paraissent très peu probables, d’autres (entraînement à la bagarre, compétition alimentaire) sont plus plausibles. Impossible en tout cas d’avoir une véritable réponse pour l’instant. L’analyse pourra être affinée lorsque ces interactions agressives seront aperçues sur le terrain (il y a pour l’instant eu des « comportement suspects » mais jamais de flagrants délits). Au vu de l’augmentation de leur fréquence, dans une zone où cétologues et plaisanciers sont nombreux, on peut supposer que ces attaques seront un jour observées, ce qui pourra apporter des informations intéressantes.
Ce type de violence est relativement inhabituel chez les cétacés, mais il n’y a a priori pas d’indication que la responsabilité humaine soit engagée : nous n’avons donc qu’à y assister, et si possible à les comprendre. Pour les Dauphins bleus et blancs, les conséquences populationnelles sont probablement négligeables en termes d’individus tués, mais ces agressions peuvent néanmoins éventuellement mener à un changement d’écologie du Stenella dans les zones à risque. Côté Tursiops, on peut penser que la banalisation de ces évènements témoigne indirectement d’une (ré)augmentation progressive des effectifs du Nord de la Méditerranée, et c’est donc plutôt une bonne nouvelle.
J’espère que le lecteur ne retiendra pas de cet article que « les Tursiops sont méchants », ce serait réducteur, et surtout ce serait appliquer au monde animal des normes morales qu’il n’a (a priori !) pas. Jusqu’à preuve du contraire, les Grands dauphins ne sont pas méchants ou immoraux, ils sont juste amoraux. D’ailleurs, pour nous quitter sur une note réjouissante, voilà qui redorera peut-être un peu leur blason :
Adrien et cetaces.org
*On ne saura pas ce qu’ils ont fait de la mère O:)
Le Groupe de Recherche sur les Cétacés est une structure indépendante. Vos dons citoyens sont notre seul moyen de continuer nos travaux scientifiques objectifs indispensables à la protection des mammifères marins.
Principales références :
– Ross et Wilson, 1996 : Violent interactions between bottlenose dolphins and harbor porpoises.
– Cotter, Maldini et Jefferson, 2012 : “Porpicide” in California: Killing of harbor porpoises (Phocoena phocoena) by coastal bottlenose dolphins (Tursiops truncatus).
– Dhermain, et le Réseau Échouage Méditerranéen, 2020 : Suivi des échouages sur les côtes méditerranéennes françaises, années 2016-2019.
– Methion et Díaz López, 2021 : Spatial segregation and interspecific killing of common dolphins (Delphinus delphis) by bottlenose dolphins (Tursiops truncatus).
Citation de cet article : Gannier Adrien, 2021. Insécurité dans les eaux azuréennes : quand Tursiops et Stenella règlent leurs comptes. Cétologie, mars 2021. (https://www.cetaces.org/202103/insecurite-eaux-azureennes-tursiops-stenella-reglent-leurs-comptes/)